Depuis quelques années, les stablecoins – ces crypto-actifs adossés à des monnaies fiat comme le dollar ou l’euro – ont connu une ascension fulgurante. Conçus pour offrir la stabilité des devises traditionnelles tout en profitant de la fluidité des technologies blockchain, des jetons comme USDT (Tether), USDC (Circle) ou encore EUROC (de Circle également) sont devenus des piliers des échanges numériques.
Mais derrière leur apparente neutralité technologique se cache une menace systémique pour les banques traditionnelles. En absorbant une part croissante de la liquidité mondiale et en redéfinissant le rôle des intermédiaires financiers, les stablecoins bouleversent les équilibres établis depuis des décennies. Voici pourquoi ce phénomène mérite aujourd’hui une attention macroéconomique sérieuse.
Lire aussi : L’Euro numérique : un avenir incertain pour la monnaie européenne
Des milliards de dollars de liquidité hors du système bancaire
Les stablecoins reposent sur un principe simple : pour chaque token émis, une contrepartie en monnaie fiat est supposée être détenue en réserve, souvent sous forme de dépôts bancaires, de bons du Trésor ou d’autres actifs liquides. En théorie, cela garantit leur stabilité. Mais en pratique, cela signifie aussi qu’une quantité croissante de liquidités est extraite du système bancaire traditionnel.
Prenons l’exemple d’USDT, émis par Tether : sa capitalisation dépasse les 110 milliards de dollars (chiffres 2025), ce qui équivaut à une banque de taille moyenne. USDC, de son côté, oscille autour des 30 milliards. Ces fonds ne transitent pas par des comptes courants classiques, mais sont immobilisés en dehors du circuit bancaire traditionnel, souvent dans des entités opaques ou offshore.
Cette désintermédiation inquiète : moins de dépôts pour les banques signifie moins de capacité à prêter, donc moins d’effet de levier économique. À terme, cela peut freiner la croissance du crédit dans l’économie réelle.
Un contournement direct des institutions bancaires
Les stablecoins permettent aux utilisateurs d’échanger, transférer ou stocker de la valeur sans jamais passer par une banque. Cela peut sembler anodin, mais sur le plan macroéconomique, cela remet en question la fonction première des banques : être les gardiennes de la monnaie et les pivots de la circulation financière.
De plus, avec l’essor des wallets non custodials (où chacun détient ses clés privées), les stablecoins permettent aux particuliers et entreprises de se passer complètement du système bancaire pour certaines opérations. Pour les pays émergents ou les zones à forte inflation, c’est un outil puissant. Mais pour les économies développées, cela affaiblit la capacité des autorités monétaires à contrôler la masse monétaire et à superviser les flux de capitaux.
Des régulateurs inquiets… et réactifs
Face à ce phénomène, les institutions financières mondiales s’organisent. En Europe, le règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets) entre progressivement en vigueur, imposant des règles strictes de transparence, de réserve et d’émission aux stablecoins. Le but : limiter les risques systémiques et éviter une fuite incontrôlée de capitaux vers des plateformes opaques.
Aux États-Unis, les discussions autour du dollar numérique (CBDC) sont en partie motivées par la montée en puissance des stablecoins privés. La Réserve fédérale s’inquiète ouvertement du fait qu’une monnaie numérique contrôlée par une entreprise privée – comme USDC émis par Circle – pourrait concurrencer directement le dollar “officiel” si sa part de marché continue de croître.
L’exemple révélateur de Circle et les bons du Trésor US
L’un des cas les plus parlants est celui de Circle, l’émetteur d’USDC. Pour assurer la stabilité de ses tokens, Circle place une part importante de ses réserves dans des bons du Trésor américain à court terme. Cela a deux effets :
-
Circle devient un acteur de poids sur le marché obligataire américain, influençant la demande sur des titres habituellement détenus par des institutions financières classiques.
-
Les utilisateurs d’USDC profitent indirectement des rendements des bons du Trésor, sans être clients d’une banque ou d’un fonds monétaire régulé.
Cela crée une situation inédite où la frontière entre finance décentralisée et finance d’État devient floue. Des acteurs privés détiennent massivement de la dette publique, mais sans le cadre réglementaire classique, ce qui complique la supervision macro-prudentielle.
Vers une nouvelle architecture financière ?
Les stablecoins ne sont pas une mode passagère. Ils répondent à un besoin réel : transférer de la valeur rapidement, à moindre coût et sans frontières. Mais leur succès met en lumière les failles du système bancaire traditionnel, trop lent, trop cher, trop dépendant des horaires et des contraintes géographiques.
Pour autant, leur croissance rapide pose de vraies questions : qui contrôle la monnaie ? qui assure la stabilité ? qui protège les épargnants ? Les banques centrales, longtemps dominantes, se trouvent concurrencées sur leur propre terrain. Et les banques commerciales voient leurs modèles économiques fragilisés par des acteurs technologiques bien plus agiles.
Les stablecoins ne sont pas une simple innovation financière. Ils sont en train de redessiner la carte du pouvoir monétaire mondial. Ce n’est pas seulement une révolution technologique, c’est une transformation structurelle qui pousse le système bancaire à se repenser. Reste à savoir si les institutions sauront s’adapter, ou si elles se feront, à terme, marginaliser.